8.2 C
New York
mercredi, mai 1, 2024
Home Afrique Tunisie : les feux mal éteints se ravivent

Tunisie : les feux mal éteints se ravivent

« C’est la catastrophe », murmure un épicier dans Tunis, un petit récepteur de télévision caché sous son comptoir. Les informations égrènent des pillages en cours cité Ettadhamon, en lisière de la ville. Une banque saccagée, des boutiques évidées, de la casse. Des postes de police incendiés, des gouvernorats (l’équivalent d’une préfecture) forcés par des manifestants, divers symboles de l’État mis à mal : le 21 janvier s’ajoutera au 14 janvier 2011, au dénouement heureux, et aux émeutes du pain (27 décembre 1983-6 janvier 1984), qui firent officiellement 70 morts. La réaction gouvernementale est tombée, par voie de communiqué, ce matin. Un couvre-feu s’appliquera à tout le territoire de 20 heures à 5 heures. Hormis durant la révolution, jamais l’heure de début n’avait été aussi tôt.

Plus que jamais, l’inquiétude
Signe d’une grande inquiétude de la part des autorités sécuritaires et politiques. Le porte-parole du ministère de l’Intérieur Walid Louguini annonce 49 policiers blessés, 7 véhicules incendiés ainsi que des postes. Celui de Douz (Sud, déjà carbonisé en juin 2015), Kebili (Sud), du Kef (Nord-Ouest)… Le poste de la garde douanière de Kasserine a subi le même sort à l’issue d’une demi-journée d’affrontements dans le centre-ville. Cet embrasement soudain, né du suicide d’un chômeur kasserinois le 14 janvier, repose sur de multiples abrasifs. Chômage et pauvreté sont les premiers ressorts de ces événements. Un phénomène qui a longtemps concerné une partie de la Tunisie, du nord-ouest au sud, épargnant les côtes. Monastir comptait 6 % de sans-emploi lorsque le chiffre flirtait avec les 30 % dans des gouvernorats du centre. La crise économique, qui avait commencé sous Ben Ali (2008), s’est accrue sous les différents gouvernements démocratiques. Le terrorisme, qu’il s’agisse d’Al-Qaïda ou de Daech, a minutieusement mis à terre le secteur touristique et freiné les investissements directs étrangers. Le pays est classé à risques. Conséquences : tout le monde est concerné par le manque de travail, l’envolée des prix, l’absence de perspectives. À Kasserine, certains confiaient hier qu’« il fallait aller à Tunis ou Sousse pour trouver un travail ». Ce n’est plus vrai. Les bas salaires ne sont pas compatibles avec les loyers élevés de la capitale. Les quelque 250 000 diplômés-chômeurs veulent des emplois à la hauteur de leurs efforts scolaires. Mais la génération éduquée sous Ben Ali souffre de qualifications déconnectées des réalités du monde du travail. Les cent mille Tunisiens qui se déscolarisent chaque année pour tenter de subvenir aux besoins de leur famille veulent un travail. N’importe lequel. Dans le bassin minier de Gafsa, on a mis en place dès 2011 la Société de l’environnement qui « emploie » plus de sept mille personnes. La plupart effectuent deux heures de jardinage ou de gardiennage par semaine. Une façon coûteuse d’indemniser les potentiels protestataires. À El Faouar, aux portes du Sahara, on manifeste pour obtenir pareille « entreprise ». Une méthode qui a failli voir le jour à Kasserine, il y a 48 heures.

Une bévue gouvernementale qui ravive les tensions
Aux facteurs rationnels, le gouvernement a jugé bon d’ajouter un cafouillage sur une annonce importante. Mercredi soir, après un conseil des ministres, son porte-parole Khaled Chawket annonçait la création immédiate de 5 000 emplois à Kasserine. Dès le lendemain matin, ils étaient un bon millier à attendre la traduction immédiate de cette annonce. Et d’autres régions investissaient les sièges des gouverneurs afin d’obtenir « 5 000 emplois ». De nombreux diplômés-chômeurs jugeaient « la décision insultante, on ne peut pas fabriquer autant d’emplois, c’est juste pour nous calmer ». Rétropédalage en milieu d’après-midi. Slim Chaker, le ministre des Finances, expliquait que le porte-parole avait mal interprété la décision prise à la Kasbah. Et qu’il ne s’agissait pas de créations d’emploi. De quoi attiser la colère et blesser la fierté des Kasserinois. « Ils décident, puis ils retirent leurs décisions, ils se foutent de nous », analysaient, très énervés, de jeunes nécessiteux. « On ne nous pardonne pas d’avoir été moteur de la révolution en 2011, alors ils se vengent », le « ils » désignant pêle-mêle hommes d’affaires liés à l’ancien régime, policiers et politiques. Ce bug de haute amplitude n’a pourtant pas coûté son poste à M. Chawket. Habib Essid, revenu précipitamment du Forum de Davos, a expliqué qu’il « n’a[vait] pas de baguette magique ». Ce cafouillage alimente le discrédit dont souffre la classe politique. Partout, on dénonce « l’absence sur le terrain des députés, le manque de volonté politique ». Le rendement de l’ARP est actuellement miné par l’implosion de Nidaa Tounes, le parti du président de la République Béji Caïd Essebsi. Alors que les affrontements se déroulaient dans les banlieues défavorisées de Tunis, les députés Nidaa et ex-Nidaa se disputaient à l’ARP les présidences des commissions…

Un pays divisé, sans projet national
Les violences qui sévissent dans le pays accroissent une césure au sein de la population. À Kasserine, des habitants se sont placés jeudi aux côtés des policiers pour jeter des pierres sur les manifestants. Une poignée, certes, mais le signal que deux Tunisie s’opposent. Ceux qui jouissent d’un emploi, d’une rente, et ceux qui n’ont rien ou peu, qui n’acceptent plus leurs conditions de vie. Les élections législatives et présidentielle de 2014 avaient suscité un enthousiasme modéré. Seuls trois millions de Tunisiens sur huit en âge de voter l’ont fait. Et à Kasserine comme dans d’autres capitales régionales sinistrées, on s’est abstenu massivement. Si la dictature a étouffé toute réflexion sur l’identité du pays – le credo implicite était « consommez et ne réfléchissez pas » –, la révolution n’a pas apporté de réponses structurantes. Ce mouvement spontané, un cri collectif sans leaders, sans préparation intellectuelle, a débouché sur une classe politique composée de nombreux hommes de l’ancien système (flagrant à l’ARP), de dirigeants dont l’âge ne correspond pas à ceux qui ont bravé les flics de Ben Ali du 17 décembre 2010 au 14 janvier. À l’heure des réseaux sociaux – 5,2 millions de comptes Facebook pour 10,6 millions d’habitants –, les événements actuels occupent la plupart des statuts partagés. Pour certains, « solidarité avec Kasserine », pour d’autres, « ce sont des casseurs ». Et la parole politique n’est guère audible.

La réponse sécuritaire, un adjuvant temporaire
Désormais, les Tunisiens vivront sous couvre-feu. 9 heures d’astreinte à domicile qui ont pour but de rétablir l’ordre public. Mais les symptômes exogènes – chômage, grande pauvreté, délinquance – nécessitent pour les deux premières catégories des traitements autres que le gaz lacrymogène. L’armée, l’unique institution tunisienne bénéficiant du respect de la population, ne peut pas tout. Elle a pris le contrôle de la ville de Kebili, la police devant se retirer face à l’hostilité de ses habitants. Dans de nombreux gouvernorats, elle a pris position pour encadrer les protestataires. On lui a même assigné la mission de protéger des champs pétroliers au sud. Un capitaine expliquait en juillet 2015 que son « rôle était de défendre le drapeau, pas de surveiller le site d’une société étrangère ». Walid Louguini, porte-parole du ministère de l’Intérieur, estime que la situation accentue la menace terroriste. Le leader du Front populaire pointe du doigt « les criminels et les takfiristes » qui veulent profiter de la situation. On signale des exactions – notamment des vols dans les bureaux des douanes – qui accréditent cette hypothèse. Le climat moral et social qui caractérise la Tunisie de janvier 2016 laisse ouvertes toutes les possibilités quant à son avenir. Réduire les fractures ou les élargir. François Hollande qui déjeunait avec le Premier ministre tunisien a annoncé à son issue un milliard d’euros d’aide sur cinq ans pour les chômeurs et les régions défavorisées. Preuve que la stabilité de la Tunisie est une priorité pour les voisins européens. La voisine Libye est source de menaces. Le poste frontalier de Dehiba a été fermé aujourd’hui par les autorités tunisiennes.

Comments

0 comments

3 COMMENTS

Most Popular

Cameroun/Drame à Nkozoa : Une Femme Tue l’Enfant de sa Voisine pour du Bois

ce 22 avril 2024 Un fait divers tragique s'est produit au quartier Nkozoa à Yaoundé, où une femme a commis l'irréparable...

Cameroun/Assassinat de Sylvie Louisette Ngo Yebel: Son Propre Fils Serait l’Auteur du Crime

Les premiers indices dans l'affaire du meurtre de la journaliste Sylvie Louisette Ngo Yebel pointent vers une conclusion des plus troublantes car...

Cameroun/Drame : Une journaliste assassinée à Yaoundé

le corps sectionné Le troisième arrondissement de Yaoundé, plus précisément le quartier Nsam, a été le théâtre d'une...

Cameroun: accusé de harcèlement par sa cheffe de Cabinet, Judith Espérance Nkouete Messah, Mouangue Kobila la licencie.

Source: Jeune Afrique Alors que le président de la Commission des droits humains du Cameroun est accusé de harcèlement...

Recent Comments

Comments

0 comments