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Côte d’Ivoire : une affaire de familles (1/3)

Tissée par Félix Houphouët-Boigny, la toile réunissant les plus puissantes familles ivoiriennes tient depuis plus de six décennies le pouvoir politique et économique ivoirien. Premier volet de notre enquête sur un système de (re)production des élites…

« On l’attendait dans l’une de nos maisons, à Cocody [commune résidentielle d’Abidjan], près du lycée technique. La seule qu’on avait consenti à nous rendre à l’époque. Et puis il est arrivé. On ne le connaissait plus. Mais je le trouvais si beau. Il nous a fallu dix ans pour nous reconstruire. » Cheveux coupés à ras, look noir et blanc sage, Illa Ginette Donwahi s’illumine lorsqu’elle parle de ce passé familial aux heures parfois sombres, mais dont elle garde un merveilleux souvenir.

Un pouvoir de destruction notable

La scène décrite se passe en 1966, peu de temps après ce fameux 4 août où le président Félix Houphouët-Boigny (FHB) décida de gracier quelque quatre-vingts prisonniers condamnés pendant le désormais célèbre épisode des « faux complots ». En 1963 et 1964, prétextant une série de conspirations contre l’État (« complot du chat noir », « complot des jeunes », etc.), Houphouët avait fait juger et emprisonner des dizaines d’hommes politiques et d’intellectuels dont il avait parfois été très proche. Un moyen pour « le Vieux » d’asseoir davantage son pouvoir et d’annihiler les ambitions de potentiels rivaux.

Alors que les « comploteurs » croupissaient dans les geôles d’Assabou, à Yamoussoukro, ou dans la ville voisine de Dimbokro, en subissant parfois des tortures terribles, leurs familles, restées à l’extérieur, voient leur monde s’écrouler. Une période de l’histoire ivoirienne résume à elle seule le système mis en place par FHB pour contrôler les affaires du pays. « Il a su tisser une toile sociale et politique dont il avait une absolue maîtrise, explique le professeur de sociologie Francis Akindès. Il détenait un contrôle tout aussi absolu du maillage politique du pays. »

Du jour au lendemain, nous avons été obligés de quitter la maison, car on nous avait tout enlevé

Parmi les pseudo-comploteurs de l’époque, le père d’Illa, Charles Bauza Donwahi, arrêté en 1963. Cet ingénieur de formation, originaire de Soubré (Sud-Ouest), est alors ministre de l’Agriculture et de la Coopération, marié et père de deux enfants. Alain, actuel ministre de la Défense, a tout juste 1 an, et Illa n’a que 3 ans.

« Du jour au lendemain, nous avons été obligés de quitter la maison, car on nous avait tout enlevé. Lorsque nous marchions dans la rue, certains changeaient de trottoir, les gens murmuraient que ces conspirateurs pour qui Houphouët avait tout fait étaient des ingrats… » poursuit celle qui gère aujourd’hui les plantations familiales et la fondation pour l’art contemporain qu’elle a fondée en 2007 en hommage à son père, disparu en 1997.

D’anciens camarades à sujets

Le système qui donnait au président FHB le pouvoir de vie et de mort sur les puissants du pays avait été mis en place bien avant son entrée en politique. « Grâce à son passage dans les années 1920 à l’École normale William-Ponty de Dakar [créée au début du XXe siècle dans la capitale de l’Afrique-Occidentale française afin de former une élite africaine], puis à ses activités syndicales durant la décennie suivante, le médecin et planteur Houphouët a très tôt tissé des liens dans toute la sous-région et sur l’ensemble du territoire ivoirien, analyse Frédéric Grah Mel, professeur à l’École nationale supérieure d’Abidjan et biographe d’Houphouët.

Si bien que lorsqu’il se lance véritablement en politique dans les années 1940 il dispose déjà de contacts partout, au Sud comme au Nord, souvent issus des bourgeoisies locales ou de l’élite. Des relais qui deviendront les piliers et les alliés du PDCI-RDA [Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain] dès sa création, en 1946, et à qui il fera appel pour gouverner le pays dès l’indépendance, en 1960. » Pour l’historien, tout part de là.

« Les liens entre toutes ces personnalités, qui avaient donc chacune une histoire particulière avec Houphouët, ont très vite dépassé la politique, devenant tantôt amicaux, tantôt familiaux. Leurs enfants ont ensuite grandi ensemble et se sont même parfois mariés entre eux. »

Une sorte de Dallas avant l’heure en terre éburnéenne, où fiction et réalité, coups bas et cadeaux, se confondent sans cesse

Ainsi, Philippe Yacé, originaire de Jacqueville (à l’ouest d’Abidjan), Jean-Baptiste Mockey, d’Aboisso (Sud-Est) et Mathieu Ekra, de Bonoua (à l’est d’Abidjan), anciens élèves de William-Ponty tous les trois, figures de la lutte anticoloniale, sont beaux-frères – les deux derniers (plusieurs fois ministres sous Houphouët) ayant épousé des sœurs du premier (longtemps président de l’Assemblée nationale). Des liens qui seront d’ailleurs fortement malmenés lors de la période des « faux complots », Yacé étant commissaire du gouvernement dans les différents procès qui condamneront Mockey et éloigneront quelque temps Ekra du pouvoir.

Après leur libération, la majorité des « comploteurs » et leurs familles retrouveront biens, fortune et postes politiques, quand ils ne seront pas tout simplement promus par un président qui avouera en 1971 qu’il n’y avait « jamais eu de complots en Côte d’Ivoire » et qu’il avait été trompé. Une sorte de Dallas avant l’heure en terre éburnéenne, où fiction et réalité, coups bas et cadeaux, se confondent sans cesse pour le pouvoir absolu d’un seul homme, Félix Houphouët-Boigny.

Charles Donwahi, lui, accomplira une brillante carrière en se faisant élire député en 1970 et en prenant la tête de la Compagnie française de l’Afrique occidentale (CFAO) de Côte d’Ivoire dès 1971.

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