Impossible de passer à côté, ils sont partout : au coin de la rue, dans le buisson ou à côté de la Poste… On ne voit pourtant pas les Pokémon à l’œil nu. Tout juste la présence anormalement élevée de passants le nez collé à leur smartphone peut-elle constituer un indice pour celui qui n’est pas sur Pokémon Go. Le jeu de Niantic, sorti officiellement il y a un mois en France, a marqué l’été. Un engouement démesuré qui a déclenché toute sorte de réactions allant de la moquerie à l’incompréhension. Mais cette critique – parfois justifiée – est souvent passée à côté d’un fait majeur : en le colonisant, les Pokémon ont changé le monde. Nous vivons maintenant sur une planète augmentée, où le visible et le concret accueillent en surimpression numérique des informations, des objets, des personnages… Cette réalité augmentée existe depuis déjà quelques années, mais cette démocratisation, aussi express qu’inattendue, a ouvert une brèche. La greffe n’est pas anodine, et provoque toute sorte de conflits et de bouleversements.

Le monde devient un jeu, et inversement

Ce qui a rendu Pokémon Go si visible n’est pas tant le nombre astronomique de ses joueurs (estimé fin juillet à 45 millions à travers le monde), mais le fait que ces derniers jouent dehors. Dans la rue, dans les parcs, devant quasiment toutes les églises et monuments, ils arpentent le territoire transformé en immense terrain de jeu.

Alors, forcément, Pokémon Go a pris des airs d’invasion, comme si on avait lâché des hordes de gamers, habituellement confinés à leur sphère privée, dans l’espace public. Et ce qui a été vu comme un nouveau vecteur d’abrutissement s’est très vite révélé être tout autre chose, comme l’a souligné la chercheuse Danah Boyd, dans les colonnes duNew York Times : «Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas paresseux. Ils veulent socialiser et interagir. Mais on ne leur donne que trop rarement l’occasion de le faire. Ce qu’offre Pokémon Go, c’est l’opportunité d’être social, un peu fou ou aventurier. Au lieu d’avoir peur de ça, prenons du recul et commençons à imaginer les outils que nous pouvons créer pour connecter les jeunes de façon intelligente et augmentée.» Et rien que pour cette capacité à rendre ludique et convivial un espace extérieur devenu anxiogène, Pokémon Go porte en lui de jolies promesses.

Données, données-moi

Le lien qui unit Niantic et Google – le studio était intégré au géant jusqu’à fin 2015, et le fondateur du premier est à l’origine de Google Maps – ne laisse planer aucun doute sur la capacité de Pokémon Go à aspirer un sacré paquet de données. La première version du logiciel, corrigée depuis, demandait même d’accepter un partage beaucoup trop étendu de ce qui se trouve sur le smartphone. Très logiquement, plusieurs structures, comme des bases militaires ou des établissements sécurisés, ont interdit le jeu de peur de laisser fuiter des informations sensibles. Ce type de collecte massive est loin d’être une nouveauté. Pour s’en convaincre, il suffit à tout utilisateur d’Android d’aller sur le service «Google Timeline» pour constater l’archivage de tous ses déplacements depuis des années. Mais la réalité augmentée a le potentiel de faire passer la moissonneuse actuelle pour une pelle de plage en plastique. Pour altérer le réel, la technologie aura accès non seulement aux coordonnées GPS précises, mais aussi à tout l’environnement proche de l’utilisateur, à ses interactions, ses rencontres, ce qu’il voit ou ce qu’il entend. Nous deviendrons une série de données mises à jour en temps réel. Le monde augmenté pourrait très bien devenir le nouvel eldorado des annonceurs (pour notre plus grand bonheur, bien sûr). McDonald’s a été un des premiers à le comprendre en passant un partenariat avec Niantic pour transformer ses 3 000 restaurants japonais en arènes de Pokémon. Idéal pour attirer les chasseurs et les garder dans les lieux.

A qui appartient l’espace augmenté ?

Depuis la sortie du jeu, un phénomène étrange se produit quotidiennement aux quatre coins du monde : des inconnus se rencontrent, se parlent… et s’amusent ensemble. Des rassemblements spontanés de gens heureux ? C’est vrai que c’est agaçant. Auprès du développeur du jeu, l’américain Niantic, les réclamations pleuvent : le musée d’Auschwitz et le musée de l’Holocauste à Washington veulent une restriction technique empêchant l’utilisation du jeu dans leurs murs. En France, un maire dans l’Allier a pondu un arrêté interdisant«l’implantation virtuelle de personnages Pokémon» dans sa commune de 1 000 habitants par peur des rassemblements et de «l’addiction dangereuse» aux jeux vidéo.

De nombreux riverains pestent aussi contre les voitures de joueurs garées en double file qui encombrent leur quartier. Face à cette vague de mécontents, le développeur a fini par mettre en ligne un formulaire pour signaler un Pokéstop ou une arène inappropriés, c’est-à-dire«dangereux» ou placés «sur une propriété privée». C’est rare. La majorité des plaignants est juste dérangée par l’afflux de joueurs.

On peut quand même se demander à qui appartient l’espace virtuel superposé à l’espace physique. Les propriétaires d’un bâtiment devenu Pokéstop possèdent-ils également son double dans l’espace virtuel ? De fait, tous les lieux transformés en Pokéstop sont fichés, inclus dans la grande base de données géographiques de Niantic, et les propriétaires doivent faire une démarche pour demander à en être retirés. Une démarche à l’exact opposé du fonctionnement du droit de propriété classique, rappelle Lionel Maurel, expert en droit d’auteur à l’heure numérique : normalement, il faut «l’autorisation préalable du titulaire du droit de propriété pour obtenir la possibilité d’effectuer l’usage envisagé du bien. […] Avec Pokémon Go, le fait que Niantic ait mis en place un formulaire de retrait constitue une manière de dénier sur l’espace virtuel l’existence d’un droit de propriété qui lui serait opposable».

Cette question est une des plus passionnantes que pose la réalité augmentée. En 2010, un collectif d’artistes avait ainsi proposé une exposition d’œuvres à l’intérieur même du MoMA à New York sans l’autorisation préalable de l’institution. Les visiteurs pouvaient ainsi, grâce à leur smartphone, voir de nouvelles créations côtoyer les expositions réelles. Est-il possible, et souhaitable, de s’y opposer ? Le débat ne fait que commencer.

Fracture sociale et territoriale

En ouvrant Pokémon Go, des milliers de joueurs s’imaginaient découvrir des myriades de bestioles peuplant leur environnement… Mais sur l’écran, rien. Leur personnage était planté au beau milieu d’une carte, sans le moindre Roucool à l’horizon. Car ces joueurs ont le malheur d’habiter à la campagne. Les créatures imaginaires sont générées aléatoirement par un algorithme : elles apparaissent dans l’application à un endroit géographique choisi au hasard, y restent quinze minutes, puis disparaissent. Mais on a vite constaté que les apparitions sont concentrées autour des Pokéstop. Or, ces Pokéstop sont liés à des points d’intérêt architecturaux, artistiques ou culturels dont regorgent les centres-ville, quartiers historiques et jardins publics. C’est ainsi que les grandes villes sont devenues des nids à Pikachu, tandis que les quartiers résidentiels de banlieue et les zones rurales se trouvent quasiment exclus du jeu.

Il y a pourtant de jolies choses à voir dans les villages, et tant de Pokéstop potentiels ! Mais la base de données n’a pas été créée à partir d’un catalogue, elle est enrichie depuis plusieurs années par les joueurs d’Ingress, le précédent jeu en réalité augmentée de Niantic. Le but y est de «hacker» des «portails» disséminés autour du monde dans un scénario de science-fiction. Tout en lumières vertes et bleues sur fond noir, Ingress s’adresse à un public geek et citadin. C’est là où ils vivent et travaillent, là où ils se promènent quotidiennement, que ces joueurs ont pris les photos des points d’intérêt et les ont soumis à Niantic. Les monuments sont devenus des portails, les portails sont ensuite devenus des Pokéstop, et le territoire des geeks est devenu la terre des Pokémon.

Dans un article du Belleville News-Democrat, un journaliste américain a superposé la carte des Pokéstop à New York, Miami et Chicago à celle de l’origine ethnique de leurs habitants. Le constat est sans appel : les quartiers blancs sont bien fournis en Pokéstop, tandis que les quartiers noirs sont des «poké-déserts». Rajoutons à cela que Pokémon Gonécessite un smartphone performant (donc cher) et une bonne connexion internet (3G minimum), et le jeu de l’été achève de calquer les inégalités sociales et territoriales, discriminant ses joueurs sur des critères qui les plombent déjà toute l’année.

Le futur, c’est l’avenir

A moins d’un retournement de situation, Pokémon Go est sans doute déjà de l’histoire ancienne. Niantic n’ayant pas jugé bon de s’inspirer des méthodes de King (Candy Crush) ou SuperCell (Clash of Clans) qui savent retenir leurs joueurs, l’intérêt du jeu chute au bout d’une courte période de pratique intensive. On estime ainsi qu’une quinzaine de millions de joueurs auraient déjà abandonné leur quête. Mais ils auront l’occasion de repartir à l’aventure, la réalité augmentée n’en étant qu’à ses balbutiements. Bientôt, peut-être, les smartphones laisseront la place à des interfaces permettant de voir directement la surcouche virtuelle.

Microsoft est le premier à dégainer avec son casque Hololense. Déjà disponible pour les professionnels en Amérique du Nord pour 3 000 dollars (2 650 euros), il permet de concevoir et de manipuler un espace de travail virtuel (écrans, modèles 3D, etc.). Les premiers retours sont assez enthousiastes, même si le champ de vision est pour l’instant trop réduit. Beaucoup de mystères en revanche autour de Magic Leap, une start-up de Floride qui promet depuis longtemps une technologie révolutionnaire. Son cofondateur Rony Abovitz expliquait le mois dernier : «Notre système reproduit le fonctionnement de nos yeux et de notre cerveau, la manière dont est conçu le système neurovisuel. Notre cerveau devient ainsi une sorte d’écran.» Affabulations ? Peut-être, mais les milliards de dollars investis dans la start-up par des géants du secteur comme Google et Alibaba lui donnent quelque crédit. On en saura plus, selon Abovitz, «bientôt».

Erwan Cario & Camille Gévaudan