{"id":15948,"date":"2016-10-28T09:35:18","date_gmt":"2016-10-28T09:35:18","guid":{"rendered":"http:\/\/www.diaf-tv.info\/?p=15948"},"modified":"2016-10-28T09:36:08","modified_gmt":"2016-10-28T09:36:08","slug":"dix-penseurs-africains-a-dakar-pour-la-1ere-edition-des-ateliers-de-la-pensee","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/www.diaf-tv.info\/dix-penseurs-africains-a-dakar-pour-la-1ere-edition-des-ateliers-de-la-pensee\/","title":{"rendered":"Dix penseurs africains \u00e0 Dakar pour la 1\u00e8re \u00e9dition des Ateliers de la pens\u00e9e"},"content":{"rendered":"

Portraits des personnalit\u00e9s qui viendront d\u00e9battre aux Ateliers de la pens\u00e9e de Dakar et de Saint-Louis, organis\u00e9es par Felwine Sarr et Achille Mbembe. C\u2019est sur l\u2019impulsion de Felwine Sarr et Achille Mbembe que s\u2019ouvre, \u00e0 Dakar et \u00e0 Saint-Louis, ce vendredi 28\u00a0octobre, la premi\u00e8re \u00e9dition des Ateliers de la pens\u00e9e.<\/strong><\/p>\n

\n
\n

Un rendez-vous appel\u00e9 \u00e0 faire date et auxquels l\u2019\u00e9crivain s\u00e9n\u00e9galais et l\u2019historien camerounais ont convi\u00e9 plusieurs personnalit\u00e9s africaines \u00e0 \u00e9laborer le renouveau d\u2019une pens\u00e9e africaine plurielle et d\u00e9gag\u00e9e, entre autres, du post-colonialisme. Une entreprise de \u00ab\u00a0d\u00e9colonisation mentale\u00a0\u00bb. <\/em>Portraits.<\/p>\n

Kwame Anthony Appiah<\/h2>\n
\n
\"Le
Le Ghan\u00e9en Kwame Anthony Appiah. CR\u00c9DITS : FLICKR\/CC BY 2.0<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

Son \u0153uvre pourrait sembler peu africaine et pourtant, c\u2019est l\u2019une des plus importantes et des plus significatives du renouveau de la pens\u00e9e critique du continent. R\u00e9solument inscrite dans les traditions philosophiques occidentales, la r\u00e9flexion de Kwame Anthony Appiah puise n\u00e9anmoins sa source dans son histoire familiale et son double h\u00e9ritage culturel, ghan\u00e9en et britannique \u00e9voqu\u00e9s d\u00e8s 1992 dans In My Father\u2019s House <\/em>(Oxford University Press).<\/p>\n

Le cosmopolitisme n\u2019est pas seulement une question th\u00e9orique, c\u2019est une \u00e9thique et une pratique pour celui qui a grandi au Ghana avant de mener ses \u00e9tudes sup\u00e9rieures en Angleterre et de s\u2019installer aux Etats-Unis, o\u00f9 il a enseign\u00e9 dans les plus prestigieuses universit\u00e9s. Ainsi qu\u2019il le raconte dans Vers un nouveau cosmopolitisme<\/em> (\u00e9d. Odile Jacob, 2008), Appiah s\u2019est toujours efforc\u00e9 d\u2019ob\u00e9ir au vade-mecum<\/em> de son p\u00e8re\u00a0: \u00ab\u00a0Souvenez-vous que vous \u00eates des citoyens du monde, et travaillez \u00e0 le quitter meilleur que vous ne l\u2019aurez trouv\u00e9.\u00a0\u00bb<\/em><\/p>\n

Etre citoyen du monde, c\u2019est s\u2019autoriser \u00e0 \u00eatre d\u2019ici et d\u2019ailleurs pleinement, \u00e0 h\u00e9riter de l\u2019humanit\u00e9 enti\u00e8re et contribuer \u00e0 l\u2019enrichir de l\u00e0 o\u00f9 nous sommes. C\u2019est concilier le singulier et l\u2019universel, le diff\u00e9rent et l\u2019en-commun, c\u2019est refuser les assignations identitaires. \u00ab\u00a0Les identit\u00e9s ethnoraciales risquent fort de devenir obsessionnelles, un tout et la fin de tout, dans les vies de ceux qui s\u2019identifient \u00e0 elles. [\u2026] Et en oblit\u00e9rant les identit\u00e9s qu\u2019ils partagent avec les gens en dehors de leur race ou de leur ethnicit\u00e9, elles les d\u00e9tournent de la possibilit\u00e9 de s\u2019identifier aux Autres. [\u2026] Il ne faut pas laisser nos identit\u00e9s raciales nous soumettre \u00e0 de nouvelles tyrannies\u00a0\u00bb, <\/em>\u00e9crit-il dans Color Conscious<\/em>(Princeton University Press, 1996) avant de nous inviter \u00e0 vivre \u00ab\u00a0des identit\u00e9s fractur\u00e9es\u00a0\u00bb.<\/em><\/p>\n

Ainsi que le remarque dans la revue De(s) g\u00e9n\u00e9rations<\/em> Anthony Mangeon, professeur de litt\u00e9ratures francophones \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 de Strasbourg, avec Appiah, n\u00e9 en\u00a01954, comme avec V. Y. Mudimbe, \u00ab\u00a0la pratique africaine de la philosophie, telle qu\u2019ils l\u2019ont conjointement men\u00e9e en combinant l\u2019\u00e9tude historique, l\u2019analyse conceptuelle et l\u2019approche anthropologique, peut non seulement fournir un mod\u00e8le interdisciplinaire, mais surtout illuminer des questions centrales pour la philosophie occidentale\u00a0\u00bb<\/em>.<\/p>\n

Ali Benmakhlouf<\/h2>\n
\n
\"Le
Le Franco-Marocain Ali Benmakhlouf. CR\u00c9DITS : PHILIPPE GROLLIER\/PASCO<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

Dans son dernier essai La Conversation comme mani\u00e8re de vivre<\/em> (\u00e9d. Albin Michel), Ali Benmakhlouf s\u2019appuie aussi bien sur Montaigne, Lewis Carroll, Flaubert, Jack Goody, ou James Agee que sur Al-Tawhidi ou Al-Farabi, Barthes ou Leibniz. Il nous d\u00e9montre une fois de plus que la biblioth\u00e8que du monde est ouverte \u00e0 tous. Gr\u00e2ce \u00e0 ces r\u00e9f\u00e9rences multiples, il \u00e9tudie sous de nombreux angles tout ce qui fait la richesse de la conversation, l\u00e0 o\u00f9 se joue le lien \u00e0 soi-m\u00eame et \u00e0 autrui et o\u00f9 se noue la relation qui \u00ab\u00a0nous fait tenirl\u2019un \u00e0 l\u2019autre par la parole\u00a0\u00bb<\/em>.<\/p>\n

Lieu de l\u2019\u00e9change, de la confrontation comme de la r\u00e9conciliation, la conversation est aussi un espace de transmission d\u2019un patrimoine, ainsi que l\u2019a montr\u00e9 la \u00ab\u00a0controverse de Bagdad\u00a0\u00bb<\/em> lors de laquelle les penseurs musulmans questionn\u00e8rent le legs grec et interrog\u00e9 le lien entre philosophie et islam \u00e0 l\u2019\u00e9poque m\u00e9di\u00e9vale. Une question fr\u00e9quente dans la r\u00e9flexion du philosophe n\u00e9 \u00e0 F\u00e8s en\u00a01959, dont une grand-m\u00e8re maternelle \u00e9tait s\u00e9n\u00e9galaise. Il enseigne \u00e0 l\u2019universit\u00e9 de Paris-Est-Cr\u00e9teil et se dit \u00ab\u00a0100\u00a0% africain et 100\u00a0% europ\u00e9en\u00a0\u00bb<\/em>. Un pied en France, l\u2019autre au Maroc, Ali Benmakhlouf s\u2019int\u00e9resse aussi bien aux questions d\u2019identit\u00e9, de droit, d\u2019art, d\u2019\u00e9thique m\u00e9dicale, de politique que de logique. Il est l\u2019auteur notamment de Pourquoi lire les philosophes arabes<\/em> (\u00e9d. Albin Michel, 2015), un essai remarqu\u00e9 qui nous rappelle \u00e0 quel point la pens\u00e9e m\u00e9di\u00e9vale arabe, et donc l\u2019islam, a fa\u00e7onn\u00e9 le paysage intellectuel europ\u00e9en.<\/p>\n

Jean-Godefroy Bidima<\/h2>\n
\n
\"Le
Le Camerounais Jean-Godefroy Bidima. CR\u00c9DITS : DR<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

Jean-Godefroy Bidima est un homme extr\u00eamement discret. Vous ne le croiserez pas sur un plateau t\u00e9l\u00e9, mais dans la p\u00e9nombre des biblioth\u00e8ques qu\u2019il fr\u00e9quente assid\u00fbment. Sp\u00e9cialiste de la th\u00e9orie critique de l\u2019\u00e9cole de Francfort, l\u2019ancien directeur de programme du Coll\u00e8ge international de philosophie de Paris est professeur titulaire de l\u2019universit\u00e9 Tulane, \u00e0 la Nouvelle-Orl\u00e9ans, o\u00f9 il occupe la chaire Yvonne-Arnoult.<\/p>\n

Bio\u00e9thique, anthropologie du droit, \u00e9thique m\u00e9dicale, esth\u00e9tique, \u00e9conomie\u2026 ses champs de r\u00e9flexion sont nombreux et vastes. Penseur extr\u00eamement f\u00e9cond, ce philosophe camerounais de 58 ans s\u2019efforce de lire notre monde \u00e0 travers ses imaginaires et les rapports asym\u00e9triques et de domination qui le structurent. Au fil de ses recherches, il forge une \u0153uvre solide qui appr\u00e9hende les r\u00e9alit\u00e9s africaines et globales \u00e0 travers les non-dits, d\u00e9construit les faux-semblants et interroge les interstices et les marges.<\/p>\n

Dans l\u2019un de ses derniers articles publi\u00e9 dans l\u2019ouvrage collectif qu\u2019il a codirig\u00e9 avec Victorien Lavou Zoungbo, \u00ab\u00a0R\u00e9alit\u00e9s et repr\u00e9sentations de la violence en postcolonies\u00a0\u00bb (Presses universitaires de Perpignan, 2015), il revient sur la violence impos\u00e9e par \u00ab\u00a0l\u2019esprit manag\u00e9rial\u00a0\u00bb<\/em>, caract\u00e9ristique de la raison instrumentale, qui \u00ab\u00a0sacrifie souvent le r\u00e8gne des fins au profit du f\u00e9tichisme des moyens\u00a0\u00bb<\/em>. Cons\u00e9quence\u00a0: \u00ab\u00a0La fameuse notion de \u201cd\u00e9veloppement\u201d avait comme mission de faire la guerre \u00e0 \u201cce qui ne sert pas\u201d au profit d\u2019une rationalit\u00e9 qui ne fait que calculer.\u00a0\u00bb<\/em> A \u00e9t\u00e9 alors sacrifi\u00e9 tout ce qui a \u00e9t\u00e9 jug\u00e9 inutile au march\u00e9\u00a0: on a d\u00e9pouill\u00e9 le sujet de ses r\u00e9f\u00e9rences culturelles, on l\u2019a mis \u00e0 nu et l\u2019on a manipul\u00e9 et instrumentalis\u00e9 ses d\u00e9sirs afin qu\u2019il consomme toujours plus, m\u00eame s\u2019il n\u2019en a pas les moyens. Quitte \u00e0 engendrer de la frustration. Ainsi passe-t-on d\u2019une \u00e9conomie de production \u00e0 une \u00e9conomie de consommation.<\/p>\n

Auteur de L\u2019Art n\u00e9gro-africain<\/em> (\u00e9d. PUF, \u00ab\u00a0Que sais-je\u00a0?\u00a0\u00bb, 1997) et La Philosophie n\u00e9gro-africaine<\/em> (\u00e9d. PUF, \u00ab\u00a0Que sais-je\u00a0?\u00a0\u00bb, 1995), Jean-Godefroy Bidima a cr\u00e9\u00e9 le concept de \u00ab\u00a0travers\u00e9e\u00a0\u00bb<\/em>, largement repris depuis par des penseurs plus connus comme son compatriote Achille Mbembe, afin de dire \u00ab\u00a0de quels pluriels une histoire d\u00e9termin\u00e9e est faite\u00a0\u00bb.<\/em>Plus qu\u2019une id\u00e9e-force, la travers\u00e9e est une attitude face au r\u00e9el, l\u2019envie d\u2019y d\u00e9celer le multiple et le divers, de percevoir le potentiel et le non-encore-exprim\u00e9, de d\u00e9m\u00ealer le confus et le non-dit afin de permettre au possible d\u2019\u00e9clore. Et de laisser place aux utopies \u00e9mancipatrices.<\/p>\n

Souleymane Bachir Diagne<\/h2>\n
\n
\"Le
Le S\u00e9n\u00e9galais Souleymane Bachir Diagne CR\u00c9DITS : CC BY 2.0<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

A l\u2019image d\u2019Ali Benmakhlouf qui a \u00e9crit Pourquoi lire les philosophes arabes<\/em>, Souleymane Bachir Diagne est l\u2019un des penseurs africains les plus \u00e9minents de l\u2019islam et de ses Lumi\u00e8res. Son ouvrage Comment philosopher en islam<\/em> (\u00e9d. Jimsaan, 2014) rappelle que cette religion a produit une \u00ab\u00a0tradition de libre-pens\u00e9e\u00a0\u00bb<\/em> et que le d\u00e9bat pour un islam ouvert et philosophique a toujours exist\u00e9. Il est m\u00eame plus que jamais \u00ab\u00a0vital que la pens\u00e9e en islam mette en avant esprit critique et pluralisme\u00a0\u00bb<\/em>. Une th\u00e8se qu\u2019il d\u00e9fend vaillamment dans des entretiens crois\u00e9s avec Philippe Capelle-Dumont et publi\u00e9s en septembre aux \u00e9ditions Le Cerf sous le titre Philosopher en islam et en christianisme<\/em>.<\/p>\n

N\u00e9 \u00e0 Saint-Louis en\u00a01955, professeur \u00e0 l\u2019universit\u00e9 Columbia de New York form\u00e9 \u00e0 l\u2019Ecole normale sup\u00e9rieure de la rue d\u2019Ulm, sp\u00e9cialiste de l\u2019alg\u00e8bre de Boole et de logique, Souleymane Bachir Diagne s\u2019int\u00e9resse tout particuli\u00e8rement \u00e0 la question de la traduction. A la suite des travaux men\u00e9s par le Ghan\u00e9en Kwasi Wiredu, le S\u00e9n\u00e9galais affirme, dans un entretien paru dans la revue De(s) g\u00e9n\u00e9rations<\/em>, que \u00ab\u00a0passer d\u2019une langue \u00e0 l\u2019autre permet de voir en quoi les probl\u00e8mes philosophiques, que l\u2019on dit universels, sont fortement li\u00e9s aux diff\u00e9rentes langues dans lesquelles ils sont formul\u00e9s\u00a0\u00bb.<\/em> Une mani\u00e8re de relativiser la pr\u00e9tention \u00e0 l\u2019universel de certains \u00e9nonc\u00e9s philosophiques, en les inscrivant dans leur culture.<\/p>\n

Pour autant, pas question de renoncer \u00e0 l\u2019universel pour Souleymane Bachir Diagne qui, \u00e0 l\u2019instar de Jean-Godefroy Bidima, fait sienne la distinction op\u00e9r\u00e9e par Merleau-Ponty dans son Eloge de la philosophie entre un universalisme de surplomb<\/em> et un universalisme lat\u00e9ral qui est l\u2019\u00ab\u00a0horizon qui se propose \u00e0 partir de la postcolonialit\u00e9\u00a0\u00bb<\/em>, celui que nous devons construire \u00e0 partir de l\u2019expression de nos diversit\u00e9s, si nous voulons faire monde-en-commun.<\/p>\n

Nadia Yala Kisukidi<\/h2>\n
\n
\"La
La Fran\u00e7aise d\u2019origine congolaise et italienne Nadia Yala Kisukidi lors de l\u2019\u00e9mission \u00ab Philosophie \u00bb d\u2019Arte. CR\u00c9DITS : G\u00c9RARD FIGU\u00c9ROLA\/PRIME GROUP<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

Se penchant sur l\u2019Inde coloniale, le politologue Rajeev Bhargava remarque dans un article publi\u00e9 en\u00a02013 dans la revue Socio<\/em> qu\u2019\u00ab\u00a0\u00e0 l\u2019injustice \u00e9conomique et politiquequ\u2019implique la colonisation s\u2019ajoute une injustice culturelle. L\u2019injustice \u00e9pist\u00e9mique en est l\u2019une des formes\u00a0: elle survient quand les concepts et les cat\u00e9gories gr\u00e2ce auxquels un peuple se comprend lui-m\u00eame et comprend son univers sont remplac\u00e9s ou affect\u00e9s par les concepts et les cat\u00e9gories des colonisateurs\u00a0<\/em>\u00bb. Cela est vrai aussi pour l\u2019Afrique et \u00e0 partir de la r\u00e9flexion de Rajeev Bhargava, Nadia Yala Kisukidi appelle \u00e0 mettre fin \u00e0 l\u2019une de ces injustices \u00e9pist\u00e9miques\u00a0: la non-reconnaissance de l\u2019existence de pens\u00e9es philosophiques en terres d\u2019Afrique. Une non-reconnaissance qui \u00e9mane des philosophes occidentaux eux-m\u00eames (Hegel, entre autres, exclut les Noirs de la marche de l\u2019Histoire et donc de la raison) mais aussi des agents coloniaux, au premier rang desquels l\u2019on retrouve les premiers anthropologues, qui ont d\u00e9cr\u00e9t\u00e9 qu\u2019il n\u2019y avait pas de Raison au sud du Sahara mais une \u00ab\u00a0mentalit\u00e9 primitive\u00a0<\/em>\u00bb (Henri Levy-Bruhl).<\/p>\n

Ce lourd h\u00e9ritage colonial p\u00e8se toujours sur l\u2019enseignement de la philosophie en France o\u00f9, contrairement aux Etats-Unis, la philosophie africaine n\u2019est pas reconnue par le milieu universitaire. Impossible donc pour la jeunesse fran\u00e7aise d\u2019apprendre qu\u2019au m\u00eame moment o\u00f9 Descartes publiait son Discours de la m\u00e9thode<\/em>, un \u00e9thiopien du nom de Zera Yacob r\u00e9digeait Hatata, <\/em>un trait\u00e9 de philosophie rationaliste.<\/p>\n

La Fran\u00e7aise Nadia Yala Kisukidi, n\u00e9e d\u2019un p\u00e8re congolais et d\u2019une m\u00e8re franco-italienne, entend donc \u00ab\u00a0d\u00e9coloniser la philosophie\u00a0\u00bb<\/em> et mettre \u00e0 jour \u00ab\u00a0une raison subjugu\u00e9e par sa propre nuit, construisant lignes de partages et exclusions sommaires\u00a0\u00bb<\/em>. Tout comme elle entend d\u00e9montrer, dans un livre \u00e0 para\u00eetre prochainement, que des philosophes africains comme Fabien Eboussi Boualaga, Engelbert Mveng, Jean-Marc Ela ont permis de renouveler la pens\u00e9e du religieux en en faisant un lieu d\u2019\u00e9mancipation. Ce que pourront d\u00e9couvrir les \u00e9tudiants de l\u2019universit\u00e9 de Paris-8 o\u00f9, depuis cette rentr\u00e9e, la vice-pr\u00e9sidente du Coll\u00e8ge international de philosophie, sp\u00e9cialiste de Bergson, donne, \u00e0 38 ans, un s\u00e9minaire de philosophie africaine. Une premi\u00e8re pour une universit\u00e9 fran\u00e7aise.<\/p>\n

Achille Mbembe<\/h2>\n
\n
\"Le
Le Camerounais Achille Mbembe. CR\u00c9DITS : CYRIL FOLLIOT\/AFP<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

Il est sans doute l\u2019un des plus brillants de sa g\u00e9n\u00e9ration. Invit\u00e9 dans le monde entier \u00e0 donner des conf\u00e9rences, professeur d\u2019histoire \u00e0 l\u2019universit\u00e9 du Witwatersrand, \u00e0 Johannesburg, mais aussi \u00e0 Duke, \u00e0 61 ans, Achille Mbembe pense l\u2019Afrique et sa \u00ab\u00a0plan\u00e9tarisation\u00a0\u00bb<\/em>. L\u2019auteur de Sortir de la grande nuit<\/em> (La D\u00e9couverte, 2010) ne cesse de le r\u00e9p\u00e9ter\u00a0: l\u2019Europe a perdu son leadership international et dans cette reconfiguration \u00e9conomico-politique, c\u2019est sur le continent que se dessine l\u2019avenir de l\u2019humanit\u00e9.<\/p>\n

Mais, alors que les crispations identitaires se multiplient, que la lutte de tous contre tous fait rage et que les d\u00e9mocraties au nom de la guerre contre le terrorisme (Politiques de l\u2019inimit\u00e9<\/em>, La D\u00e9couverte, 2016) sont pr\u00eates \u00e0 remettre en cause leur fondement m\u00eame, il est urgent de construire une Afrique tol\u00e9rante, ouverte, cr\u00e9ole. Une \u00ab\u00a0Afrique-monde\u00a0\u00bb o\u00f9 chacun, quels que soient sa religion, sa carnation, son genre ou son orientation sexuelle, puisse s\u2019y \u00e9panouir pleinement. Sp\u00e9cialiste de la th\u00e9orie postcoloniale sans pour autant s\u2019en r\u00e9clamer (De la postcolonie<\/em>, Karthala, 2000), ce d\u00e9fenseur de l\u2019afropolitanisme<\/em>, h\u00e9ritier de Frantz Fanon, pose un regard ac\u00e9r\u00e9 et sans concession sur notre monde qui, nous rappelle-t-il dans Critique de la raison n\u00e8gre<\/em> (La D\u00e9couverte, 2013), s\u2019est construit sur le racisme et la chosification du corps noir.<\/p>\n

L\u00e9onora Miano<\/h2>\n
\n
\"La
La Franco-Camerounaise L\u00e9onora Miano. CR\u00c9DITS : BERTRAND GUAY\/AFP<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

Enti\u00e8re, sans concession, L\u00e9onora Miano n\u2019a pas peur de la confrontation ni de d\u00e9plaire. Cette radicalit\u00e9 est salutaire. Elle nous tend un miroir et nous oblige \u00e0 nous regarder en toute lucidit\u00e9. L\u2019image qui nous est renvoy\u00e9e est peu glorieuse et nous confronte \u00e0 notre histoire dans ce qu\u2019elle a de plus sombre. Elle nous force \u00e0 prendre conscience de nos limites et de nos pr\u00e9jug\u00e9s. Vous, qui \u00eates blanc, avez-vous d\u00e9j\u00e0 pens\u00e9 votre blancheur\u00a0? Et vous, qui \u00eates noir, pourquoi vous voyez-vous ainsi\u00a0? Pourquoi endosser cette d\u00e9signation coloniale\u00a0?<\/p>\n

A partir d\u2019une explication psychologisante de l\u2019invention de la race, L\u00e9onora Miano renverse les perspectives habituelles et avance que les esclavagistes ont souhait\u00e9 se blanchirdes \u00ab\u00a0t\u00e9n\u00e8bres\u00a0\u00bb qu\u2019ils d\u00e9vers\u00e8rent sur le monde avec la d\u00e9portation transatlantique d\u2019hommes et de femmes qui jusque-l\u00e0 ne se consid\u00e9raient ni comme Africains ni comme Noirs. D\u00e8s lors, \u00ab\u00a0le Noir mat\u00e9rialise les t\u00e9n\u00e8bres int\u00e9rieures de celui qui mutile sa propre humanit\u00e9 en niant celle de l\u2019autre\u00a0\u00bb<\/em> (L\u2019Imp\u00e9ratif transgressif,<\/em> L\u2019Arche Editeur, 2016).<\/p>\n

N\u00e9e \u00e0 Douala en\u00a01973 et install\u00e9e en France depuis le d\u00e9but des ann\u00e9es 1990, L\u00e9onora Miano s\u2019int\u00e9resse aussi bien dans ses romans, son th\u00e9\u00e2tre que dans ses \u00e9crits th\u00e9oriques, \u00e0 la place des afrodescendants dans les soci\u00e9t\u00e9s occidentales (Tels des astres \u00e9teints<\/em>), aux pans de la m\u00e9moire atlantique en Afrique (La Saison de l\u2019ombre,<\/em> prix F\u00e9mina 2013), aux questions de sexualit\u00e9 et de genre (Cr\u00e9puscule du tourment,<\/em> 2016). Elle a ainsi contribu\u00e9 \u00e0 la diffusion de la notion d\u2019\u00ab\u00a0afrop\u00e9anit\u00e9\u00a0\u00bb<\/em> et se penche sans \u00ab\u00a0pathos ni ressentiment\u00a0\u00bb<\/em> sur notre pass\u00e9 commun fait d\u2019exploitation et de chosification, d\u2019ali\u00e9nation et de r\u00e9sistances, afin de mieux saisir notre pr\u00e9sent et d\u2019en dessiner les voies \u00e9mancipatrices.<\/p>\n

Sabelo Ndlovu-Gatsheni<\/h2>\n
\n
\"Le
Le Zimbabw\u00e9en Sabelo Ndlovu-Gatsheni. CR\u00c9DITS : UNIVERSITY OF SOUTH AFRICA<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

La d\u00e9colonisation de l\u2019Afrique est un mythe, la libert\u00e9 du continent une illusion. Sabelo Ndlovu-Gatsheni le dit et le r\u00e9p\u00e8te\u00a0: l\u2019ind\u00e9pendance des nations africaines n\u2019a pas mis fin aux rapports de domination. En t\u00e9moignent l\u2019imposition de sanctions \u00e9conomiques ou les interventions militaires sur le continent au nom des droits de l\u2019homme, de la d\u00e9mocratie ou de la lutte contre le terrorisme. Les relations entre l\u2019Occident et l\u2019Afrique se disent toujours dans un rapport de colonialit\u00e9. Aussi l\u2019historien zimbabw\u00e9en, directeur de l\u2019Institut de recherches Archie Mafeje de l\u2019Universit\u00e9 d\u2019Afrique du Sud (Unisa), d\u00e9veloppe-t-il dans Coloniality and Power in Postcolonial Africa\u00a0: Myths of Decolonization<\/em> (Codesria, 2013) que \u00ab\u00a0postcolonial\u00a0\u00bb<\/em> et \u00ab\u00a0n\u00e9ocolonial\u00a0\u00bb<\/em> s\u2019entrem\u00ealent tous deux dans notre monde contemporain et qu\u2019il est plus que jamais urgent de penser la \u00ab\u00a0d\u00e9colonialit\u00e9\u00a0\u00bb<\/em>, comme l\u2019ont fait en Am\u00e9rique latine Walter D. Mignolo, Arturo Escobar, Ramon Grosfoguel ou Anibal Quijano.<\/p>\n

Privil\u00e9giant une approche interdisciplinaire, Sabelo Ndlovu-Gatsheni appelle \u00e0 d\u00e9centrer le regard, \u00e0 sortir des espaces acad\u00e9miques forg\u00e9s par un monde europ\u00e9en engag\u00e9 dans un projet de conqu\u00eate imp\u00e9riale, \u00e0 explorer les marges et les fronti\u00e8res. La violence n\u2019est seulement physique ou psychologique, elle est aussi \u00e9pist\u00e9mique. Il faut donc penser de nouveaux concepts et de nouveaux r\u00e9f\u00e9rents intellectuels\u00a0; condition sine qua non<\/em> pour b\u00e2tir une humanit\u00e9 fond\u00e9e sur l\u2019\u00e9quit\u00e9, la justice sociale et la \u00ab\u00a0coexistence \u00e9thique\u00a0\u00bb<\/em>, et mettre fin aux rapports de classes et de races.<\/p>\n

Kako Nubukpo<\/h2>\n
\n
\"Le
Le Togolais Kako Nubukpo. CR\u00c9DITS : MARCO CASTRO<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

Le franc CFA est un frein \u00e0 la comp\u00e9titivit\u00e9 de l\u2019Afrique et au progr\u00e8s social\u00a0: Kako Nubukpo en a fait son cheval de bataille. D\u00e9j\u00e0 en\u00a02007, avec son ouvrage Politique mon\u00e9taire et servitude volontaire\u00a0: la gestion du franc CFA par la BCEAO<\/em> (\u00e9d. Karthala), il s\u2019attaquait \u00e0 cette monnaie unique qui maintient les anciennes possessions fran\u00e7aises dans un syst\u00e8me de d\u00e9pendance coloniale. Ce macro-\u00e9conomiste togolais, ancien ministre de la prospective et de l\u2019\u00e9valuation des politiques publiques, qui a travaill\u00e9 pour de nombreuses institutions internationales (BCEAO, Cirad, UEMOA, OIF) en est convaincu\u00a0: les Etats africains doivent sortir du franc CFA et \u00e9laborer leur propre politique mon\u00e9taire s\u2019ils veulent pouvoir \u00ab\u00a0parachever leur ind\u00e9pendance politique et renforcer les bases d\u2019une transformation structurelle de leur \u00e9conomie\u00a0\u00bb<\/em>.<\/p>\n

Avec Martial Ze Belinga, Bruno Tinel et Demba Moussa Dembele, il vient de publier, aux \u00e9ditions La Dispute, Sortir l\u2019Afrique de la servitude mon\u00e9taire. A qui profite le franc CFA\u00a0?<\/em>Une attaque en r\u00e8gle de ce qui para\u00eet \u00eatre le pilier d\u2019une domination n\u00e9ocoloniale que d\u2019aucuns estiment \u00eatre relay\u00e9e \u00e9galement par la francophonie. Ce n\u2019est pas le cas de Kako Nubuko qui, \u00e0 48 ans, est devenu directeur de la Francophonie \u00e9conomique et num\u00e9rique au sein de l\u2019Organisation internationale de la Francophonie.<\/p>\n

Felwine Sarr<\/h2>\n
\n
\"Le
Le S\u00e9n\u00e9galais Felwine Sarr. CR\u00c9DITS : ANTOINE TEMP\u00c9\/CC BY 2.0<\/figcaption><\/figure>\n<\/figure>\n

Les m\u00e9dias fran\u00e7ais l\u2019ont d\u00e9couvert avec son essai Afrotopia,<\/em> paru au printemps, mais depuis une dizaine d\u2019ann\u00e9es le S\u00e9n\u00e9galais Felwine Sarr construit une \u0153uvre singuli\u00e8re, originale dans sa forme et son propos, et extr\u00eamement dense. Professeur \u00e0 l\u2019universit\u00e9 Gaston-Berger o\u00f9 il dirige le Laboratoire de recherche en \u00e9conomie de Saint-Louis (LARES), l\u2019organisateur des Ateliers de la pens\u00e9e est avant tout un \u00e9crivain et un po\u00e8te-philosophe. Il a \u00e9crit notamment Dahij<\/em> (Gallimard, 2009) et M\u00e9ditations africaines<\/em>(M\u00e9moire d\u2019encrier, 2012), deux ouvrages inclassables et d\u2019une richesse in\u00e9puisable, construits \u00e0 partir d\u2019aphorismes et de r\u00e9flexions personnelles, \u00e0 travers lesquels il livre une pens\u00e9e \u00e0 la fois intimiste et universaliste et nous am\u00e8ne \u00e0 revenir sur ce qui fonde notre humanit\u00e9 et sur la mani\u00e8re dont nous souhaitons la construire.<\/p>\n

Adepte des arts martiaux qui a fait sienne la maxime de Juv\u00e9nal, \u00ab\u00a0un esprit sain dans un corps sain\u00a0\u00bb, musulman qui a servi la messe enfant et s\u2019int\u00e9resse au bouddhisme zen, sereer dans un univers majoritairement wolof qui parle fran\u00e7ais depuis son plus jeune \u00e2ge, \u00e0 44 ans, Felwine Sarr sait mieux que quiconque que les identit\u00e9s sont multiples. Et que les cultures peuvent se f\u00e9conder. Raison pour laquelle il invite les penseurs du continent \u00e0 s\u2019engager dans une rupture \u00e9pist\u00e9mique en d\u00e9laissant les concepts occidentaux qui seraient peu adapt\u00e9s aux r\u00e9alit\u00e9s du continent et en investissant des notions africaines comme le jom<\/em> (\u00ab\u00a0dignit\u00e9\u00a0\u00bb), la teranga<\/em> (\u00ab\u00a0hospitalit\u00e9\u00a0\u00bb), le ngor<\/em> (\u00ab\u00a0sens de l\u2019honneur\u00a0\u00bb)\u2026 pour en d\u00e9gager les possibles apports b\u00e9n\u00e9fiques. Que ce soit sur un plan collectif ou d\u2019un point de vue individuel, ce philosophe du quotidien nous invite tous \u00e0 trouver notre propre voie en d\u00e9laissant les chemins trac\u00e9s d\u2019avance et les id\u00e9es toutes faites.<\/p>\n<\/div>\n<\/article>\n