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L’incroyable destin de Roger Casement, anticolonialiste de la première heure

Il y a cent ans, le 3 août 1916, l’indépendantiste irlandais était pendu à Londres pour trahison. Il s’était auparavant engagé contre l’impérialisme, en Afrique et en Amérique latine. Sa vie a inspiré l’écrivain Mario Vargas Llosa dans « Le rêve du Celte ».

C’était il y a cent ans, le 3 août 1916.

Ce jour-là, dans la prison de Pentonville, à Londres, le célèbre bourreau britannique John Ellis et ses assistants préparent la potence pour un invité de choix. Ils s’apprêtent en effet à pendre celui qui fut Sir Roger Casement et qui vient d’être condamné pour trahison, perdant au passage son titre et tous les honneurs afférents. Malgré les interventions appuyées de signatures réputées – Sir Arthur Conan Doyle, W.B. Yeats, George Bernard Shaw – il n’y aura ni grâce ni pardon, et l’indépendantiste irlandais sera inhumé dans le petit cimetière situé à l’arrière de la prison, juste après son exécution.

Ses restes demeureront en terre anglaise jusqu’en 1965, date à laquelle ils seront rapatriés en Irlande où, après avoir été salués par plus d’un demi million de personnes lors de funérailles nationales, ils seront de nouveau enterrés dans le cimetière de Glasnevin, à Dublin, avec ceux d’autres héros républicains. L’histoire incroyable de Sir Roger Casement, c’est celle d’un militant anticolonialiste de la première heure, d’un destin forgé à l’aune de convictions humanistes profondes.

De Liverpool au Congo

Né le 1er septembre 1864 à Sandycove, petit village côtier du comté de Dublin, Roger David Casement connaît un début de vie plutôt difficile : sa famille rejoint l’Angleterre et y vit dans la pauvreté. Après le décès de sa mère, alors qu’il n’a que 8 ans, il retourne en Irlande chez des parents de son père. Ce dernier meurt alors qu’il a à peine 13 ans. Sans doute faut-il imaginer la force de caractère et la résilience nécessaire pour affronter pareilles épreuves.

Pris en charge par la famille paternelle, Roger Casement quittera l’école à l’âge de 16 ans pour partir travailler au Royaume-Uni dans une entreprise de transport maritime basée à Liverpool. Sa carrière commerciale sera de courte durée puisqu’on le retrouve peu de temps après en Afrique, et plus précisément au Congo, où il travaille pour l’African International Association d’Henry Morton Stanley à partir de 1884. Son rôle ? Améliorer les moyens de communications et recruter des travailleurs pour la construction du chemin de fer permettant de contourner le fleuve Congo sur sa partie non navigable.

Véritable journaliste d’investigation

Durant ce premier séjour africain, Casement apprend les langues locales, rencontre l’écrivain d’origine polonaise Joseph Conrad et l’artiste Herbert Ward, avec lequel il noue une longue amitié. Bientôt, Casement rejoint le Colonial Service britannique et voyage dans les colonies d’Afrique de l’Ouest : Gambie, Sierra Leone, Ghana, Nigeria… En août 1901, il est recruté par le Foreign Office et devient Consul pour l’Est de ce qui se nomme alors le Congo français. Deux ans plus tard, alors qu’il est installé à Boma (« État indépendant du Congo »), il est chargé d’enquêter sur la situation des droits de l’homme dans la colonie-propriété du roi des Belges, Leopold II. C’est sans doute à ce moment-là que son destin bascule.

Il voyage des semaines durant dans la région, recueillant de nombreux témoignages directs

Comme un véritable journaliste d’investigation, il voyage des semaines durant dans la région, recueillant de nombreux témoignages directs. De ces rencontres naît un long rapport, très détaillé, où sont exposés les tortures, les mutilations, l’oppression dont sont victimes les Congolais, réduits à l’état d’esclaves dans les plantations de caoutchouc. Ce qui deviendra le Rapport Casement (1904) sera bien entendu controversé une fois rendu public, mais aura une riche postérité : la création de la Congo Reform Association d’E.D. Morel et, quatre ans plus tard (1908), l’annexion du Congo par la Belgique. Évidemment, l’État colonial britannique avait tout intérêt, dans cette guerre entre Occidentaux pour les richesses africaines, à dénigrer les autres puissances coloniales…

Engagement en faveur des Indiens d’Amazonie

En 1906, Roger Casement découvre un autre continent : le Foreign Office l’envoie au Brésil, d’abord à Santos, puis à Pará et à Rio de Janeiro. Et le voilà de nouveau sur le terrain, à enquêter sur les exactions de la Peruvian Amazon Company (PAC), entreprise britannique dirigée par le Péruvien Julio Caesar Arana et son frère. La PAC, installée à Iquitos, en Amazonie péruvienne, joue un rôle central dans la région, où l’économie tourne entièrement autour de la production de caoutchouc.

Cette fois, Casement s’intéresse à la manière dont sont traités les Indiens du Pérou. Ce qu’il découvre n’est pas sans rappeler le Congo : longtemps contraints de travailler comme des esclaves, ils sont totalement soumis au pouvoir de la PAC qui multiplie les abus. Conditions de travail inhumaines, châtiment corporels, viols des femmes et des filles, meurtres… Au cours de deux longues visites dans le district de Putumayo où le caoutchouc est récolté, Casement rencontre les victimes, mais aussi les bourreaux.

DR
Roger Casement à Putumayo. © DR

Le rapport qu’il livre horrifie le Royaume-Uni et nombre de responsables promettent d’agir. Las ! Quand Casement retourne sur place en 1911, de nouveau mandaté par le gouvernement britannique, il ne peut que constater la persistance des mauvais traitements, le manque des nourriture, les flagellations. Le scandale, la fuite de certains cadres-bourreaux et la concurrence d’autres pays producteurs finiront par ruiner la PAC – ce qui n’empêchera pas Julio Caesar Arana de devenir sénateur dans les années 1920 et de mourir sans avoir été inquiété, en 1952, à l’âge de 88 ans… En 1911, pour cet engagement en faveur des Indiens d’Amazonie, Roger Casement devient Sir Roger Casement.

Préparer l’insurrection

Mais est-il possible, quand on est Irlandais et que l’on se bat contre l’impérialisme, de rester fidèle à la Couronne britannique ? Si l’on est logique avec soi-même, certainement pas. Et de fait, dès 1904 Casement rejoint la Ligue gaélique, mouvement culturel œuvrant pour le renouveau de la langue irlandaise, menacée par la politique coloniale britannique. Peu favorable à l’idée d’une autonomie interne du type Home Rule, il rejoint le Sinn Féin dès 1905, mais son implication dans le mouvement indépendantiste s’intensifie surtout après l’été 1913 et sa retraite du Foreign Office.

Il soutient alors la formation des Volontaires irlandais, voyage aux États-Unis pour plaider la cause de l’indépendance et récolter de l’argent auprès de la communauté irlandaise qui y vit. Au regard de sa carrière passée, son engagement fait parfois l’objet de soupçons. Pourtant, c’est bien lui qui, dès août 1914, organise une rencontre avec des diplomates allemands à New York pour leur proposer un marché : si l’Allemagne accepte de fournir des armes et des conseillers militaires aux insurgés irlandais, alors ces derniers se lèveront contre le Royaume-Uni, créant un second front intérieur…

Casement obtient, en avril 1916, la promesse de 20 000 fusil Mosin-Nagant, de dix mitrailleuses et de munitions adaptées… Mais la livraison sera interceptée

En octobre 1914, Casement va encore plus loin et rejoint incognito l’Allemagne via la Norvège. Sur place, il essaie de recruter des volontaires parmi les prisonniers de guerre irlandais, s’assure que l’Allemagne n’envahira pas l’Irlande et s’implique vraisemblablement dans les plans de la « Conspiration indo-allemande » pour mettre fin à la domination britannique sur l’Inde. Au final, Casement obtient, en avril 1916, la promesse de 20 000 fusil Mosin-Nagant, de dix mitrailleuses et de munitions adaptées. Les armes sont envoyées par la mer alors qu’en Irlande se prépare en secret l’insurrection qui deviendra pour l’Histoire l’Easter Rising. Mais le 20 avril, l’Aud qui transporte les armes est arraisonné par la Royal Navy : les insurgés ne verront jamais les armes promises. L’insurrection a tout de même lieu mais, fragilisés par un faible soutien populaire et des erreurs tactiques, les indépendantistes ne font pas le poids. Au bout de six jours de combats, près de 400 morts et 2 000 blessés, ils capitulent. Jugés en cour martiale, les dirigeants sont exécutés.

Dénigré pour homosexualité

Casement, lui, a rejoint l’Irlande a bord d’un sous-marin allemand, le SM U-19, qui l’a laissé sur la plage de Banna, dans la baie de Tralee, le 21 avril. Épuisé par un accès de paludisme, il sera arrêté au fort McKenna, à Rahoneen, pour trahison, espionnage et sabotage contre la couronne. Pendant son procès, perdu sur une argutie de ponctuation qui lui ferait écrire un peu plus tard qu’il serait « pendu à une virgule », Casement dû subir une publicité savamment organisée par le gouvernement britannique autour se son homosexualité, alors illégale. Des extraits de son journal (les « Black Diaries ») circulèrent abondamment, témoignant d’une intense activité sexuelle avec de jeunes hommes, souvent rémunérés. Tous les moyens étaient bons pour déconsidérer le héros d’autrefois qui avait eu le tort d’être entièrement fidèle à l’anticolonialisme.

Pendant longtemps, un doute a plané sur l’authenticité des Black Diaries, mais les dernières enquêtes tendent à prouver qu’ils sont bien de la main de Casement. Quoiqu’il en soit, cela n’a au fond guère d’importance. Bien des années après sa mort, au milieu des années 1960, Casement sera enterré chez lui avec tous les honneurs militaires. Le rêve du Celte, titre du roman que l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa lui a consacré, s’est-il réalisé ? Seuls les Irlandais du Nord pourraient répondre à cette question. Mais sur la plage de Banna, où un sous-marin allemand le déposa et où un monument en son honneur a été érigé, Roger Casement continue d’inspirer les défenseurs de la justice, 100 ans après sa mort.

Nicolas Michel

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