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samedi, avril 20, 2024
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Cameroun: la lutte dans la lutte chez les activistes camerounais

Par Dr. Raoul Nkuitchou Nkouatchet.

Alors qu’ils sont aimés de millions de Camerounais, admirés de beaucoup, redoutés ou méprisés par une minorité, les incessantes batailles d’ego entre les activistes laissent les uns dans le désarroi, les autres dans la colère, d’autres encore dans l’incompréhension. Et pourtant tout ce qui se passe là entre ces jeunes gens lancés à l’assaut du régime Biya a du sens. Il faut comprendre d’où vient cette espèce de lutte dans la lutte pour le changement. Marx et Engels portaient un regard extrêmement suspicieux sur les ancêtres de nos activistes, qu’ils appelaient de façon méprisante « lumpenprolétariat », « prolétariat en haillons », privé de conscience, c’est-à-dire des éléments déclassés, des voyous, des mendiants, des voleurs, bref la racaille quoi, alors même qu’ils se doutaient bien que la révolution avait un réel besoin de leur contribution. Les deux célèbres théoriciens considéraient ces hommes et ces femmes comme un grand risque pour la lutte politique, dans la mesure où un nombre important d’entre eux étaient déchus de toutes sortes de choses dans la société ; du coup, la vénalité et l’importunité chez les activistes était courante. A l’époque comme aujourd’hui, les activistes sont plus enclins à se laisser corrompre par les forces réactionnaires inévitablement présentes dans la lutte, que les autres catégories de combattants. Pour le dire simplement, Marx et Engels ne voyaient pas ce qui dans la vie des vagabonds, des gens traumatisés, des rescapés de la vie, pourraient en faire des porteurs d’une vision transformatrice de la société. Heureusement pour nous, les activistes camerounais ne sont pas les mêmes que ceux de la « lutte des classes » des deux célèbres Allemands ! Les nôtres ont d’autres démons que ceux du « lumpenprolétariat » ; beaucoup d’entre eux luttent pour la reconnaissance. Ce n’est pas exactement la même chose.

Tout le monde a besoin de reconnaissance, elle joue un rôle important dans l’équilibre psychique des humains. Mais le caractère hétéroclite, peu sélectif du monde des activistes rend inéluctable la présence en son sein de personnages en manque affectif, de confiance en soi, souffrant de mal-être et qui ont davantage besoin d’être reconnus que la moyenne. Ils sont généralement plus déterminés dans la lutte que les autres. Celle-ci a donc besoin de leur énergie. Des gens qui ont sans cesse envie de savoir qu’ ils sont aimés et valorisés pour se sentir vivre. On sait grâce à Rousseau et son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), qu’il y a des personnes médiocres parmi les riches et beaucoup de talents mal reconnus dans le peuple. Les différences naturelles – physiques ou intellectuelles – ne sauraient expliquer les inégalités : elles dérivent pour la plupart de la vie en société. Dès lors qu’ils sont confrontés les uns aux autres, dit Rousseau, les hommes éprouvent aussitôt un besoin d’estime publique ou de considération. Les premières inégalités ressenties par certains activistes, qui ne comprennent pas que l’on ait plus d’admiration pour untel ou unetelle, qu’ils côtoient pourtant et à l’endroit duquel ils ne reconnaissent aucune supériorité, ne sont pas imposées de l’extérieur : elles naissent du désir de chacun de se distinguer. Et les petites différences nées de ces impressions suscitent des émotions très vives chez eux : « D’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie. » Ce ne sont pas les grandes inégalités qui sont le plus sensibles aux individus, mais les différences entre proches, avec le voisin, l’ami ou le parent. David Hume avait déjà fait le même constat dans son Traité de la nature humaine (1739) : « Ce n’est pas une grande disproportion entre les autres et soi qui produit l’envie, mais au contraire une proximité. » Ces considérations sur la soif de reconnaissance comme l’une des sources du ressentiment entre les Hommes ont été écrites il y a longtemps, mais leur pertinence reste actuelle.

C’est par rapport aux proches que l’on mesure sa position. A l’ère des réseaux sociaux, les frustrations des uns et des autres s’expriment désormais de façon instantanée, sans aucun recul. Les lignes de fracture entre activistes sont rarement sérieuses, c’est essentiellement d’amour-propre qu’il s’agit, de jalousie ouverte. L’extrême majorité d’entre eux aimerait voir le régime tomber, afin qu’une espérance s’ouvre pour eux et leur famille restée au pays. Le problème est qu’il n’est pas simple de résister à l’envie de lancer un « live » depuis son smartphone pour dénoncer l’imposture d’un camarade de lutte – ceci sans aucune raison de fond. Et à ce jeu, les plus déjantés, les plus excentriques l’emporteront toujours : à eux les milliers de téléspectateurs scotchés à leur show ; à eux la gloire éphémère d’être parmi les figures de proue de la lutte. C’est ce que Freud a appelé dans Malaise dans la culture (1929), le « narcissisme des petites différences », ou l’expression d’une agressivité naturelle chez les Hommes. Une façon de se valoriser en dévalorisant les autres ; mais pas n’importe quels autres : ses camarades de lutte ! En s’appuyant sur le philosophe allemand Axel Honneth, on peut dire que la reconnaissance est au moins aussi importante que la quête d’une situation matérielle confortable, si on veut rendre compte de l’existence des conflits interpersonnels ou collectifs. La Lutte pour la reconnaissance (2000) joue à tous les niveaux de la sociabilité humaine, que ce soient les relations primaires (famille, amis), du travail, de la sphère publique ou que sais-je encore. Voilà pourquoi on peut voir un activiste tout à fait confortable sur le plan matériel, « clasher » un camarade qui trime pour avoir ses trois repas par jour.

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